Quelques mots à propos de mon travail ou "Pourquoi quelque chose plutôt que rien?"


Pourquoi quelque chose plutôt que rien ?


Leibniz

D.B., Le troll aux points et aux lignes, 2015.
Depuis longtemps cette question est un guide pour moi. Elle m’aide comprendre la nécessité que j’ai de dessiner, de contempler des œuvres d’art et de partager cela avec autrui. C’est une question qui vient réveiller puissamment de l’assoupissement des habitudes perceptuelles, mentales et interprétatives. Il semble évident qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Sauf si l’on en vient à poser cette question. Alors ce « il y a » paraît étonnant, stupéfiant, vertigineux, émerveillant, angoissant ou effrayant quelle que soit la nature du « quelque chose ». Le « rien » serait plus simple et plus rationnel. Peu importe ce qui apparaît, qu’il y ait de l’apparaître est source de profond étonnement. Étonnement qui se formule le mieux sous une forme interrogative : un pourquoi qu’aucune théorie ne parvient jamais à épuiser.  

Cette question peut naître alors que nous contemplons certaines œuvres d’art qui sauront la susciter, mais cela peut être aussi d’infimes miracles du quotidien : reflet d’un nuage dans une flaque d’eau ou neige recouvrant soudain le paysage. Ou décès d’un proche. Ou naissance. Autant de micros miracles qui provoquent une interruption brusque de notre courant de pensée et appellent cette question. Qui, parfois, n’est même pas formulée par des mots. Étonnement pur, comme antérieur au langage. Conscience de soi, conscience d’être vivant, conscience du monde, conscience de la conscience elle-même sont alors alignées dans ce que l’on pourrait appeler la présence. L’œuvre d’art contemplative consiste essentiellement à créer les conditions pour faire advenir une telle présence. Ne serait-ce pas cela la signification cachée des grottes gravées de la vallée de l’homme en Dordogne ? Que voulaient retrouver ceux qui s’aventuraient dans les dédales de la grotte de Combarelle ? Peut-être cela. 

Dessin gravé de la grotte de Combarelles.

Pourquoi quelque chose plutôt que rien ?  La réponse pourrait être l’élaboration d’une théorie qui explique pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Et il est, bien sûr, nécessaire de répondre, autant que faire se peut, à cette question sur ce plan-là. Mais il existe un autre type de réponse possible qui serait en acte : vivre complétement la question plutôt que de tenter de la résoudre. C’est ainsi qu’en dessinant, en peignant, je crée de l’apparaître qui n’a d’autre but que d’apparaître. Il s’agit alors de susciter de nouveau, en conscience et à échelle microcosmique ce miracle macrocosmique : il y a quelque chose plutôt que rien. Revenir par le dessin à ce moment premier. Premier non chronologiquement mais ontologiquement. Non dans le temps, mais dans l’être. Comme un pèlerinage aux sources du il y a.

Pour cela, mon travail prend deux directions qui, parfois, se retrouvent et se confondent : d’une part, la représentation de lieux que l’on pourrait rencontrer dans des contes ou des mythes, d’autre part l’abstraction.

En dessinant des grottes, demeures, huttes, cabanes, châteaux, ou terrasses, je souhaite ouvrir des espaces destinés à accueillir le regard pour un temps. En effet, notre regard humain a la capacité de se projeter dans l’image. Le mien le découvre d’abord, plus qu’il ne le crée, puis j’y invite qui voudra le visiter à son tour.

Ces images se veulent d’abord accueil. On y trouve, en effet, que peu de personnages, car le héros, c’est le regard invité qui navigue, nage, flotte, marche ou s'assied dans l’espace dessiné.  Accueil dans l’instant présent, car contempler une œuvre, c’est pour une fois, pour un moment, demeurer dans le présent. Accueil dans des images qui sont toutes des métaphores de l’intériorité, s’inscrivant dans une lignée immémoriale allant de la demeure paradoxale de Vimalakirti jusqu’à la puissance tellurique des chapelles romanes et en passant par les demeures dites « philosophales ». Accueil dans un espace dédié à l’évocation visible de l’invisible. Car il me semble bien que l’image se doit de mener au-delà d’elle-même sous peine de n’être qu’une illusion de plus, un piège, voire une idole et mériter alors toutes les critiques dont une longue tradition philosophique et religieuse l’accable. De quel nature est cet invisible ? Je me refuse à le définir. La meilleure manière de l’approcher serait soit la théologie négative qui n’affirme rien au sujet de Dieu, préférant n’en dire que ce qu’il n’est pas car, dire ce qu’il est ce serait le réduire à nos représentations trop humaines ; soit la dialectique de la vacuité professée par Nagarjuna ou Aryadeva qui épuise toutes les possibilités de réifier le réel. Ces deux approches, que l’on ne saurait confondre l’une avec l’autre, ont en commun de mettre à l’épreuve la tendance humaine de tout réduire à la mesure du bien connu et, en cela, sont mon modèle. Mon intention est ainsi de laisser advenir des images qui permettent toujours plusieurs interprétations et ne fixent pas le regard, lui permettant de retrouver son ouverture première.

D.B., Le trésor enfoui (2), 2017.

Le choix de l’abstraction est mu par cette même intention. Laisser la couleur être la couleur, laisser la trace être la trace, laisser la forme être la forme. N’enfermer aucun élément plastique dans un système de renvoi à quoi que ce soit d’autre que le support et les événements visuels qui s’y déploient. Laisser être aussi, du point de vue du regardeur, toutes les résonances intérieures que cette contemplation suscite. L’abstraction permet dans sa création comme sa contemplation une grande présence au présent, lequel est le « temps de l’absolu » pour emprunter cette formule à Philippe Sers. Absolu car, lorsque nous sommes présents au présent, sans plus nous préoccuper du passé ou du futur, nous échappons à la linéarité du temps, et, instant après instant, nous recevons un éternel présent : grâce nous est accordée de sortir, pour un moment, du temps. L’abstraction permet cela, car dans une œuvre abstraite rien à voir ou à comprendre n’est hors de l’œuvre. Le regard qui y plonge peut ainsi être libre des identifications et retrouver, ainsi, son ouverture première.

D.B., En route, 2016.

Ainsi, par une figuration qui côtoie le mythe ou par l’abstraction, je tente de revenir à l’émerveillement devant le fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Par ces deux voies, je cherche à revenir à ce miracle. Miracle de l’apparaître/disparaître des phénomènes. En effet, qu’il s’agisse d’abstraction ou de figuration, les formes de mes dessins sont toujours ambiguës, en train de naître ou de mourir. Prises dans un flux. Leur identité n’est jamais définie, elle se fait et se défait d’instant en instant. Cet apparaître/disparaître est souvent nocturne car la nuit, la lumière, se faisant rare, se révèle avec davantage de vulnérabilité et de majesté. Et en devient une métaphore de l’intériorité et de la spiritualité.

Ces images et ces abstractions adviennent dans un lent processus de maturation. Tout commence avec des images vues, avec des sensations tout juste vécues ou bien remémorées et des récits lus ou entendus. Puis il y a décantation progressive de la forme que va prendre l’œuvre qui passe par croquis, écriture, ratages et retour à la case départ, avec parfois des moments de grâce où tout va très vite. Et aussi beaucoup de temps à ne rien faire, mais juste à regarder ce qui se produit.  

Ce processus est nourri et s’inspire des arts s’inscrivant dans une tradition spirituelle qui ordonne le sens par une symbolique spécifique tels que l’art roman, la miniature persane, ou la sculpture japonaise bouddhique.





Un courant tel que le symbolisme, est aussi une de mes sources d’inspiration. Il a été occulté par la succession des avant-gardes en tant qu'application de l’idéologie du progrès à l’art, mais il nous offre une autre idée de l’art moderne.  Il entend, comme son nom le suggère, avoir partie liée avec l’invisible[1]. Cela à une époque où le matérialisme et le positivisme triomphants nieront la possibilité de l’existence de quelque invisible que ce soit, voyant dans cette négation un affranchissement : « Ensemble, d'un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des étoiles qu'on ne rallumera plus » déclare avec une belle assurance René Viviani[2]. Les symbolistes (Gustave Moreau, Odilon Redon, Paul Gauguin et bien d‘autres) contesteront le caractère libérateur d’un tel refus de la transcendance et feront de leur art, entre errance et fulgurance, le moyen d’en retrouver l’accès. Cette quête s’affranchira des dogmes de l’académie comme de ceux des religions établies. Cette sensibilité symboliste et la quête qu’elle réclame ont perduré comme courant souterrain, mais toujours présent aussi bien dans l’art moderne que dans l’art contemporain. Ainsi, les principaux initiateurs de la peinture abstraite furent animés par la quête de « spirituel dans l’art » (Cf. Kandinsky) et le surréalisme a ses racines dans le symbolisme. On en trouvera aussi des échos dans les romans de Julien Gracq, et, plus récemment, dans la peinture d'un Peter Doig. Voilà la lignée dans laquelle je m’inscris.

 
Odilon Redon

Wassily Kandinsky

Peter Doig

En résumé, les trois mots qui définissent mon intention artistique pourraient être : insaisissable, indicible et invisible.



-       Insaisissable car il s’agit toujours d’offrir au regard d’autrui des formes qui se refusent à toute réification.

-       Indicible car il s'agit de montrer et non de dire. L’œuvre ne doit être réductible à aucun discours, même « spirituel » ou « contemplatif ».

-       Invisible car l’œuvre véritable ouvre sur ce qui est au-delà d’elle-même.  



C’est ainsi, que je me sens satisfait si j’ai l’impression d’être un peu parvenu à quelque chose qui, en sens, m’échappe, ne m’appartient pas et n’est pas tout à fait moi, même s’il est passé par moi. En effet, je ne crois pas que l’art soit un moyen d’expression de soi ou de confirmation de soi, mais bien plutôt un moyen d’exploration de ce qui, en nous, est au-delà de nous. Une quête de ce qui est au fond de soi comme au fond du Réel. Une aventure qui ouvre et enracine.



Il y a quelque chose plutôt que rien.

Ceci n’appartient à personne.

Quoi de plus intime que cette réalisation ?





Damien Brohon

Décembre 2017



Ce texte est la synthèse de deux interventions publiques où j’ai été invité à présenter mon travail :

-       Le 25 novembre 2017 à Saint Mandé lors de la présentation du travail poétique de Frédéric Tison et du mien par l’association Arts et Jalons.

-       Le 16 décembre 2017 à Levallois lors de la présentation « Le Symbolisme de ces origines au XXI ème siècle/ Présentation de ce mouvement et de l’œuvre de Damien Brohon » par Christophe Gohée et moi-même à la Galerie Expression d’aujourd’hui.

Que les organisateurs et initiateurs de ces événements (Christophe Gohée, Colette Klein et Frédéric Tison) en soient ici remerciés. 


















[1] Le symbole c’est toujours la part visible d’un invisible. Ce qui différencie le symbolisme (comme sensibilité artistique de l’époque de la modernité) de la symbolique traditionnelle (chrétienne, musulmane ou bouddhiste), c’est la perte du cadre doctrinal qui assurait la cohérence de l’interprétation. Les artistes symbolistes vivent leur  quête de spiritualité à l’époque du doute radical et ne connaissent plus que comme boussole, pour le meilleur et pour le pire, que l’intuition artistique. D’où un art qui cultive l’énigmatique et l’indéchiffrable, mais n’offre pas une symbolique au sens traditionnel du terme.     
[2] Homme politique français luttant contre le cléricalisme

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